ART ET ORDURES ? – La réalité des déchets quotidiens en images

Amélie Boccon-Gibod (www.lepetitjournal.com/istanbul 06/06 2014 – 

Du 4 au 14 juin, DEPO accueille l’exposition Surplus of Istanbul du collectif Artıkişler. Une plongée dans le monde des ordures d’Istanbul et du recyclage pour présenter un sujet plus complexe qu’il n’en a l’air.

Le collectif Artıkişler s’intéresse depuis plusieurs années à la notion de déchets dans la ville, à ce que les ordures impliquent, montrent et cachent. Après un premier projet sur les déchets d’Ankara et plus particulièrement sur les ramasseurs d’ordures kurdes d’Ankara, qui avait été exposé à DEPO en 2012, le collectif a décidé de centrer son nouveau travail sur Istanbul. Cela a pris du temps. “C’est plus compliqué de travailler sur Istanbul, les déchets sont différents : ils sont partout et ne sont pas homogènes” explique Alper Şen, membre du collectif et coordinateur de Surplus of Istanbul. Les ramasseurs occupent encore une place importante au sein de ce travail.

Dans son texte de présentation, le collectif Artıkişler annonce une réalité objective : “À Istanbul, chaque individu produit un kilo de déchets par jour. Cela signifie plus de 20.000 tonnes de d’ordures quotidiennes dans cette ville. Avec le temps, les déchets qui peuvent être recyclés deviennent des déchets à nouveau.” À travers des photos et des vidéos, l’exposition invite à prêter attention à ce qui nous entoure et que nous voyons sans voir. Des résidus de toutes sortes, dont l’homme se débarrasse et qui englobent pourtant des problématiques bien humaines.

Montrer sans chercher à produire des oeuvres d’art

Alper Şen prévient: “Notre but n’est pas artistique, avec des concepts abstraits. Notre but est de montrer les choses telles qu’elles sont.” Le collectif ne cherche pas à élaborer un discours autour de ce qu’il présente. Aussi, aucune explication ou légende n’accompagne l’exposition. De plus, les oeuvres sont anonymes. Les photos sont d’Ali Saltan, mais son nom n’apparaît nulle part. Les vidéos ont été réalisées par plusieurs membres du collectif. “Ces films auraient pu être réalisés par n’importe qui à bout de bras, les images tremblent un peu parfois”s’amuse Alper Şen. Les vidéos sont libres de droit et sont téléchargeables sur internet. “Les pièces du projet sont comme les ordures, elles appartiennent à tout le monde.” Ainsi faut-ilaborder l’exposition avec son seul oeil de citoyen, même s’il est tout de même bon que cet oeil soit quelque peu aiguisé.

Deux frises de photos font se succéder des clichés pris en l’espace de quelques secondes, reconstituant près d’une minute de réalité. L’une commence avec un important tas d’ordures dans une rue, tas devant lequel les gens passent sans tourner la tête. Un ramasseur d’ordures arrive et quelques photos plus loin la rue est libérée de cette masse à la fois signifiante et invisible. Le ramasseur s’en est allé la hotte bien remplie. En dessous, on découvre la compression des ordures dans une décharge. Malgré la compression, on voit un mur se former. À partir d’un gros plan, le photographe a suivi les courbes des déchets et dessiné des visages au feutre noir. C’est l’ironie du sujet: recyclage ou pas, il est en tout cas question d’un cycle dont nous ne pouvons nous extraire.

Quatre vidéos disposées au centre de la pièce nous invitent à suivre le périple d’un sac d’ordures et à adopter son angle de perception. Il est posé sur l’épaule d’un homme, qui se déplace de Tophane jusqu’à Taksim. “Sur le chemin on voit des Syriens. On peut dire qu’ils sont les déchets géographiques. Ils sont là mais les gens passent sans les voir, et il ne faut pas trop en parler…” Le parcours nous mène dans un entrepôt d’Ümraniye, où les ramasseurs d’ordures viennent déposer ce qu’ils ont ramassé dans la journée. Pour espérer gagner 10 ou 20 livres turques (entre 3,5 et 6,5 euros au cours actuel) ils doivent ramener trois à quatre sacs pleins par jour. Les matériaux, une fois triés, sont revendus à des sociétés. On rencontre notamment Cihan, qui n’a que 18 ans et souffre déjà de graves problèmes de dos…

Au-delà des ordures et des images

Si la démarche Artıkişler n’est pas artistique, elle n’est pas non plus écologique et le collectif ne revendique aucune conviction environnementaliste. “Le recyclage et l’écologie sont des mystifications. Avant de dire que les ramasseurs d’ordures font quelque chose d’utile, il faut se poser des questions importantes. Pourquoi ramassent-ils les ordures ? Parce qu’ils sont des immigrants. Pourquoi sont-ils des immigrants ? Parce qu’il n’y a pas de travail dans leur ville etc.” insiste Alper Şen. Les discours établis n’ont pas de valeur si l’on ne commence pas par comprendre ce qui se passe sous nos yeux.

Derrière le vert à la mode se cache des réalités plus sombres. “Le ramassage des ordures cristallise de nombreux conflits de classe.” Les ramasseurs, souvent d’origine kurde, vivent dans des conditions difficiles et n’ont aucune sécurité, ni même vraiment d’identité. Alper Şen a fréquenté les ramasseurs d’Ümraniye pendant deux ans et a constaté trois morts et de nombreux blessés. Le sujet oblige aussi à se confronter au travail des enfants. Derrière les ordures, c’est bien la réalité sociale, enfouie sous les 20.000 tonnes de déchets quotidiens, que le collectif met en avant sans discours grandiloquent.

Il s’agit également de montrer la réalité de la ville, qui se transforme dans cette logique de recyclage. Une série de photos présente des immeubles anciennement en ruines qui ont été investis par des artistes. Le recyclage et la transformation font appel à la notion de mémoire, touchant les bâtiments et les quartiers. De nouvelles images se superposent à celles du passé. Le recyclage concerne la ville dans son ensemble, de ses habitants à ses murs. Artıkişler n’entend pas délivrer de leçon, mais souhaiterait que les gens puissent apprendre à voir la réalité de la ville, qui les concerne dans tous ses aspects. “Il faut le voir. Ce n’est pas si facile de faire face aux ordures et ce qu’elles engagent” admet Alper Şen.

Le travail du collectif, dans son objectivité, ne s’interdit toutefois pas une touche de poésie. À l’origine du projet se trouve notamment le poème Le vin des Chiffonniers extrait des Fleurs du Mal de Baudelaire : “Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère […] On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête / Butant, et se cognant aux murs comme un poète / Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets / Épanche tout son cœur en glorieux projets.”

Amélie Boccon-Gibod (www.lepetitjournal.com/istanbulvendredi 6 juin 2014

Infos pratiques

Adresse : DEPO – Tütün Deposu Lüleci Hendek Caddesi No.12 Tophane – Tel 0212 292 39 56

Ouvert du mardi au dimanche, 11h-19h, entrée libre

 

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